59
Constance se précipita sur ses talons dans le dédale des couloirs du 11000, Wilshire Boulevard.
— Dark !
— Quoi ? demanda-t-il en se retournant.
— Laissez-moi vous conduire à l’hôpital. Nous pouvons continuer de discuter de la comptine en route. À quoi ça me sert d’avoir une voiture de location qui en jette si je ne peux pas flamber dans les rues de Bervely Hills ?
— O.K., acquiesça Dark après un bref instant de réflexion. La voiture était loin d’en jeter : c’était un minivan Chevrolet qu’elle avait choisi, pensant qu’elle devrait peut-être véhiculer une demi-douzaine d’agents en ville. Elle ne s’attendait pas à s’y retrouver en tête à tête avec Dark.
Et puisqu’il allait retrouver sa femme, qu’ils étaient seuls, loin de l’agitation de la cellule de crise, elle eut le sentiment qu’elle devait dire quelque chose. Enfin. Après tous ces mois.
— Selon vous, Sqweegel cherche à juger les gens, à envoyer un message. Il s’est donné une mission morale. Il châtie les pécheurs.
— Oui.
— Il faut donc que je vous pose une question.
— Laquelle ?
— Pourquoi il essaie de vous punir, vous ?
— Je ne sais pas. Riggins et moi avons essayé de comprendre. Nous pensons que c’est à cause du rôle que j’ai joué dans sa traque, mais ça ne tient pas vraiment debout. Il voit dans notre relation bien plus qu’il n’y a en réalité.
— Intéressante formulation, observa Constance.
Dark lui jeta un regard noir. Elle voulut tourner sur Wilshire Boulevard, mais un 4x4 l’en empêcha. La circulation était étonnamment dense à cette heure tardive. Elle se résolut à poursuivre, de façon plus directe :
— Vous ne croyez pas que ça puisse avoir un rapport avec vous et moi ?
Il ne répondit pas aussitôt. Il ne broncha d’ailleurs même pas. À croire qu’il avait cessé de respirer. Il faisait cela, parfois, et cela enrageait Constance. Il aurait pu lui donner quelque chose à se mettre sous la dent, enfin. N’importe quoi. Elle finit par réussir à tourner sur Wilshire Boulevard.
— C’était il y a longtemps, Constance, lâcha-t-il.
— Presque un an.
— Seuls vous et moi sommes au courant, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Alors ce ne peut pas être ça.
Bon, d’accord, songea Constance. Problème résolu. Plus de culpabilité. Eh bien, ç’avait été facile. Elle aurait dû ouvrir le bec plus tôt.
Peu après, ils arrivèrent à l’hôpital Socha.
Dark aussi avait pensé à cette liaison. Depuis l’instant où il avait demandé à Riggins pourquoi Sqweegel s’en prenait à lui.
Son âme n’était pas sans tache, mais la seule chose dont il se sentait un peu coupable, c’était ce qui s’était passé avec Constance.
Il n’était pas lui-même à l’époque. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Un zombie qui s’était donné l’illusion d’être un être humain l’espace d’une nuit.
Ce qui était arrivé appartenait au passé et devait y rester.
— Salut, dit Sibby.
Elle avait vaguement craint qu’après toute cette attente ses cordes vocales ne la lâchent.
— Salut, toi, dit Steve en lui prenant la main.
La journée de la veille s’était écoulée dans un brouillard peuplé de médecins, de perfusions et d’appareils ; elle avait entendu parler d’un accident, d’un bébé qu’il fallait sauver. Tout lui avait paru tellement lointain, comme dans une série télévisée où il arrive des choses épouvantables à l’héroïne.
Plus rien n’avait d’importance, Steve était là.
Elle serra sa main : il était bien là. Bien réel. Elle sentait le parfum de son shampooing. L’adoucissant qu’elle mettait dans la lessive.
— Content de te revoir parmi nous, dit-il. D’après les médecins, tout va bien, ton foie est stable et le bébé va s’en sortir. Comment te sens-tu ?
— Comme quelqu’un qui a eu un accident de voiture.
Steve la regarda en fronçant les sourcils, puis il éclata de rire.
Le fait est que – même si le personnel médical lui avait dit ce qu’elle avait subi, l’accident, la défaillance hépatique et tout le reste – elle ne se souvenait de rien. Son esprit avait généreusement effacé toute sa mémoire immédiate. Peut-être cela reviendrait-il plus tard.
Elle se rappelait, hélas, le texto qu’elle avait reçu de son harceleur. Elle se rappelait chaque mot et ce qu’il impliquait. Il fallait en parler à Steve, parce qu’elle ne croyait pas aux coïncidences. Elle attendait ce moment depuis qu’elle avait repris connaissance.
Mais Steve s’approcha, la bouche ouverte, comme s’il avait en lui quelque chose qui ne parvenait pas à sortir. Et qui le rongeait.
— Il faut que je te confie une chose qui est arrivée au début de notre rencontre. Et que je ne t’ai jamais dite.
Constance les observait par la petite lucarne de la porte de la chambre. Les larmes lui montèrent aux yeux en voyant Dark et sa femme se parler pour la première fois depuis l’accident. Consciente que personne ne l’entendrait, que seul Dark comprendrait, elle articula muettement quelques mots en espérant qu’ils atteindraient Sibby.
Je suis désolée.